Pourquoi les 14 journalistes agressés le 5 et 6 mai dernier n’ont-ils pas porté plainte ?
Lors d’une émission diffusée mardi 12 juillet sur la radio privée Mosaïque FM, le Premier ministre Béji Caid Essebsi a déclaré que les médias ont indéniablement un rôle fondamental à jouer dans la société puisqu’ils sont investis de la mission d’éclairer l’opinion publique. Eclairage certes, le média est non seulement un colporteur d’informations mais aussi un contre-pouvoir aux canaux thuriféraires qui sévissaient du temps du président déchu. Dans l’état actuel d’une transition post-dictatoriale d’à peine 6 mois, les journalistes sont confrontés à une problématique de taille. Grâce à la Révolution, croyant avoir mis fin à la censure et aux atteintes de toutes sortes contre la liberté d’expression, le journaliste se retrouve encore dans une situation délicate où, à chaque déplacement sur terrain, la confusion entre manifestants, casseurs et policiers en civil ou en cagoule complique sa tâche. En effet, le 5 et le 6 mai dernier, une violente attaque policière a été faite contre nos confrères et des citoyens désarmés. Les vidéos qui avaient circulé et sur Al Jazeera et dans les médias sociaux épargnaient tout commentaire : En 48 heures, 14 journalistes ont été agressés, tabassés et volés (ordinateur) par les forces de l’ordre. Les quelques séquences- difficilement filmées par des anonymes et par l’équipe de la chaine qatarie-démontraient une répression ciblée des policiers contre les journalistes, ceci d’autant plus que l’agression a été faite au centre de Tunis, et ce d’une manière spectaculaire. La réponse des autorités a mis en exergue le fait que cette répression visait, uniquement, les casseurs et qu’il était impossible de distinguer ces derniers des autres manifestants. Cependant, les images découvraient une autre réalité où les agressions ont été faites non pas arbitrairement mais d’une manière bien ciblée et individuelle où certains journalistes se sont aussi fait voler leurs ordinateurs portables, leurs caméras ou leurs téléphones.
Réaction du Syndicat National des Journalistes Tunisiens et du ministère de l’intérieur
La réaction du syndicat national des journalistes tunisiens s’est limitée à une publication d’un communiqué condamnant cette agression ainsi que l’achat de gilet avec l’inscription « Presse » et ce, sous la demande même du ministère de l’intérieur. Le journaliste Sofiene Chourabi, rudement tabassé le 28 février 2011 par une vingtaine de policiers devant l’hôtel l’Africa, s’est montré sceptique quant à cette nouvelle consigne puisqu’il avait déclaré que ses agresseurs le connaissaient déjà et ne voulaient pas voir sa carte de journaliste … Ainsi, le port d’un gilet n’aurait pratiquement aucune utilité.
Prenant contact avec un haut responsable du ministère de l’intérieur au nom de Walid Charfène, ce dernier nous a fait savoir que, logiquement, toute agression devrait être signalée par le biais d’une déposition d’une plainte auprès du Procureur de la République afin que la justice suive son cours. Néanmoins, grâce au suivi qu’on avait fait du côté des 14 journalistes, un constat alarmant nous a interpelé :
Aucun journaliste agressé le 5 et 6 mai n’a porté plainte contre le ministère de l’intérieur ! Suite à nos questions, le journaliste Lotfi Hajji (Al Jazeera) nous a répondu qu’il n’a pas eu le temps de le faire, Houssem Hamd (radio Shems FM) nous a fait savoir que ce genre de démarche « ne l’intéressait pas », quant à Abdel Fattah Bel Aid (AFP), il nous a tout simplement signifié qu’il a « pardonné » et accepté les excuses du ministère de l’intérieur.
On a également contacté Marwa Rekik (radio Kalima) qui nous a dirigé vers l’avocat Aberraouf Ayadi qui devait déposer sa plainte ; cependant, ce dernier nous a confirmé que Mlle Rekik n’est même pas sa cliente… Reprenant contact avec elle, elle nous redirige vers Mme Sihem Ben Sedrine puis Omar Mestiri qui finit par nous informer qu’ils n’ont déposé aucune plainte.
Du côté du SNJT, M.Neji Bghouri et la nouvelle présidente Mme Néjiba Hamrouni, nous ont certifié qu’aucune procédure judicaire n’a été entamée. Néanmoins, le ministère de l’intérieur leur a promis une enquête interne pour poursuivre les coupables. D’après l’avocat Nabil Labassi, cela serait un renoncement aux droits de l’agressé sachant qu’une « enquête interne » menée par le ministère de l’intérieur ne pourrait aboutir, au pire des cas, qu’à un licenciement. Dans le cadre du suivi de cette affaire, on a contacté également l’attaché de presse du ministère, M.Hichem Meddeb qui nous a fait savoir que seuls les journalistes seraient aptes et en droit à avoir des nouvelles de cette affaire…
Selon l’avocate Ines Harrath, l’attitude des journalistes serait irresponsable. Etonnée de la révélation qu’on lui avait faite, elle se montra perplexe en arguant que cela est, sans conteste, un feu vert à une recrudescence d’une violence légitimée et soutenue par un silence aberrant vis-à-vis de leurs droits. Elle a rajouté que cette négligence de la part d’une telle composante de l’élite tunisienne, travaillant de surcroît pour le secteur du média contribuait, captieusement, à la reconstruction d’un système répressif encore plus pernicieux, d’autant plus qu’il émane de la sphère médiatique.
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